Pourquoi Mongrovite (on pourrait l’imaginer comme la traduction espagnole de Mangrovité) et PersonaCurada ?







J’ai longtemps réfléchi à l’intuition derrière l’exposition « — Mais le monde est une mangrovité ». Peut-êtreque nous cherchons, toi comme moi, une manière de vivre et de penser, loin des galeries blanches qui, pourbien machiner, ont besoin de matières-énergies pressées jusqu’à la dernière goutte, jusqu’au dernier burn-out.

Lorsque tu es Noir·e, exerçant dans les paysages de l’art contemporain en France, et que tu ne viens pas de laclasse bourgeoise — si je prends mon seul exemple de Noir transfuge et cherche à l’étendre —, tu esempêtré·e dans un cercle qui qui n’en finit pas. Au début, tu en viens à t’identifier au corps-modèle (à savoirun corps immaculé, non-marqué) car c’est ce que l’on te montre dans les écoles d’art, c’est ce que l’ont’apprend à désirer. Jusqu’au moment où vient la désillusion, un décollage de l’Image lorsque tu ne participesplus à la mue du corps immaculé, lorsque tu ne t’y identifies plus, lorsque tu ne crois plus aux paysages quel’on t’a tant fait désirer, non pas uniquement parce que tu ne crois plus en leurs discours (c’est plus profond),tu ne crois tout simplement plus à l’image qu’ils se font de l’art, ni même à leurs esthétiques1, tu ne crois donc plus aux esthétiques du musée, de la galerie, des centres d’art, en tout cas, telles qu’elles existent pourtoi, c’est-à-dire : coupées du monde car prétendument sacrées, « authentiques » et immaculées. Tu n’y croisplus car tu vois dans ces paysages (et bien trop souvent) de l’identique (une sorte d’esprit) qui dévore de ladifférence (la matière, le particulier).

Vivre dans la fausse nuit des galeries blanches (comme vivre dans la suspicion de sa condition sociale parexemple), le vivre tous les jours, ça ne peut pas ne pas produire dans la durée une sorte de schizophrénie où,dans le pire des cas, tu en viens à t’auto-saboter, à te diminuer, à diminuer ta joie. La beauté, bien loin desseules représentations d’art, se montrera dogmatique via les types de corps majoritaires qui fréquentent ceslieux. Vu que l’on t’apprend à désirer un certain corps, on empêchera d’autres corps d’être désirés et dedésirer en-dehors du corps-modèle et de la présence fétichisante. Crier à la diversité ne change rien lorsquetous les corps se basent sur le même patron, sur le même schème.

Même lorsque l’on t’invite (car maintenant on t’invite), même si l’on « consent » à ta présence, tu sais etsens qu’il y a quelque chose qui cloche, que c’est la manière dont les choses sont dites, dont elles sont faites.Tu te rends compte qu'un renversement a été opéré depuis que les institutions de l’art ont été frappées par laconscience de violences dans leurs murs si fermés. Ce n’est même plus bon d’afficher ton visage tout enpensant trouver, là, le signe d’une critique. Derrière ces murs qui maintenant accueillent, tu y vois toujoursles yeux du racisme car le modèle est resté le même. Il peut varier mais ne change pas. C’est la
mêmemanière de se performer humain...2

Vient alors l’opposition d’une politique parce que tu ne pourras pas continuer comme cela bien longtemps (tuen vois même qui déclinent, épuisés). S’il est question de changement, il est de peau, seulement de peau.

Vient alors le moment du cri, le fameux moment de l’ authenticité3. Vu que le premier monde étai faussement authentique et véritablement inauthentique (c’est ce que tu te disais), ce second (celui descollectifs) serait logiquement plus « vrai » car totalement distinct et séparé. Ce second monde participe à taguérison, tu y trouves des solidarités et la nuit d’un repos. Mais tu te cognes contre l’idée d’authenticité quimalgré tout continue d’être performée4. Toi-même, tu éludes petit à petit l’ambivalence dans laquelle tu te trouves. Tu te dis que l’efficacité d’une politique se conjugue avec l’efficacité d’une coupure claire etdéfinitive même si tu n’y crois pas vraiment car, que cette coupure (ou rupture) soit stratégique, nécessaireou pas, cela n’enlève rien au fait qu’elle est toujours arbitraire, relative et qu’elle affirme toujours unerelation (d’opposition) même lorsqu’elle pense faire le contraire. Soit, que les termes opposés, mêmeopposés, sont quand même en relation et que les contours d’un territoire sauf de l’autre (quelque soit cetautre) sont tout simplement impossibles à dessiner5. S’il y a dans toute individuation nécessité de séparation,
celle-ci n’est jamais totale car les termes même distincts sont toujours liés, reliés, changeant.

C’est dans la matière de tes cris que l’on fabrique de la plus-value. Ton cri ne crisse plus comme un kriss. Ettout comme Sanbras (personnage du conte écrit à l’occasion de « —Mais le monde est une mangrovité »), turéalises qu’il n’y pas de dehors radical et que : ou bien nous continuons de penser que le dispositif fait tout(auquel cas nous devrions probablement nous taire car nous sommes pris dedans, personne n’est dehors), oubien nous pistons la « saine rencontre6 »...

C’est précisément là que nous avons commencé Mangrovité. Les moments associatifs m’ont appris lessolidarités, reste à grandir et à accepter de vivre dans l’irrésolu d’une poélitique7. S’opposer, ce n’est pa forcément résoudre. Il ne suffit pas de trancher le noeud gordien pour défaire le noeud du problème. Et àl’inverse, tout confondre dans l’utilisation, béate, de l’idée de relation, ce n’est pas résoudre non plus. Il y ade la place pour la coupure et la relation...Il fallait apprendre à vivre sur des sols tremblants, sur des pilotis,dans la vase et qui monte pour s’échapper des murs de l’authenticité (que j’imagine comme la cohérenced’une forme qui serait sauve de l’autre, aux bords clairement dessinés et aux frontières fixées). C’estpeut-être ça Mangrovité, la sortie d’une mélancolie. Plus question d’aller trouver « le » lieu, il est à fabriquerà partir de là où nous sommes, sur un terrain vaseux et mouvant. Et c’est l’expérience que nous faisons de laCaraïbe : un archipel, une série de diffractions, un corps à diviner, à appeler, à chérir, une manière de penserle lieu non plus comme des séries d’opposés, mais comme un irrésolu...Les archipels de l’Océan Indiencomme de la Caraïbe, d’abord rêvés, commençaient à être pour moi une manière d’habiter comme unemanière de trouver une santé. Mais tout ne découle pas vers les Caraïbes non plus, Mangrovité s’adresseaussi aux banlieues parisiennes, aux diasporas noires, à une histoire philosophique et culturelle française, auxAfriques...J’étais devenu mangrographique, éclaté-solidaire. Chaque texte s’adresse à plusieurs lieux qui changent constamment et ni l’adresse ni les lieux ne sont clairement identifiables. C’est aussi ça Mangrovité, le vivre d’une propagule.


//
Je t’ai proposé que l’on discute autour d’un thé, j’étais seul dans la salle d’exposition.

Très concrètement, l’exposition a été faite dans un lieu entièrement toxique : Jeune Création. Un lieu qui apour directeur une personne qui a tenté de m’intimider, de me faire chanter et de saboter plusieurs foisl’exposition. Mais il était question pour nous, de faire pousser (même dans cette vase) un lieu-à-nous. Noussentions, avec les artistes, que cette exposition était manière pour nous de faire autrement. Manièred’emmerder les cadres et les lignes ascendantes, manière de discuter des mois durant, manière d’inventer undébut de groupe autour d’intuitions, manière de créer, de réfléchir et d’inventer ensemble dans une longuepatience. Le temps d’une propagule, tout a été cassé et réassemblé : l’idée même d’exposition, decurateur/curatrice, la relation entre les actrices/acteurs, la scénographie, la médiation...Lorsque tu es venue,je me suis mis à voir Persona Curada comme la traduction de la propagule Mangrovité. C’était la promessed’un souffle libéré, loin de l’étranglement d’une langue reine imposée, d’une « certaine » langue françaisequi continue de conjuguer ensemble : langue-identité-race-nation...Car il y a aussi la langue qui parfois nousempêche d’étendre des solidarités.

Je t’ai ensuite raconté le conte et l’exposition. Nous avons traversé ensemble le lieu, je me souviens d’un sonsourd et le seul éclat de nos voix...

Au final Mangrovité rencontre les côtes américaines de Persona Curada, et Persona Curada rencontre la Caraïbe et les isthmes antillais, en plus d’une France diasporique qui travaille à arracher la langue desacadémiciennes et académiciens. La Caraïbe n’est pas qu’un emmêlement de cultures comme on peut lepenser lorsqu’on l’aborde sous l’oeil unique de l’anthropologie, elle est une santé...Le soleil et les eaux qu’ilfaut à un corps pour s’hydrater, les sons qu’il faut à une oreille pour regarder. C’est une manière de rejouernon pas la fin du monde, mais nos propres renaissances.

Nous nous sommes promis de construire une plateforme ensemble, celle où nous nous retrouverons. Fairead-venir la Caraïbe et la Mongrovite dans d’autres paysages...

Peut-être que nous pourrons dégager ce temps que nous voulons — celui où il est possible de se rencontrer,peau à peau —, cette Mangrovité qui passera entre les plis, les failles, les bris, les murs de l’isolation des États-Nations pour préparer une même ronde commune. Pour fabriquer un lieu, encore faut-il jeter une adresse8 au loin. Ce mouvement se confond avec tout mouvement poétique qui commencerait par une forme matérielle d’invocation ou de prière (garder ce désir d’appeler et de tracter ce que nous appelons). Et c’estpeut-être dans la réunion de nos adresses — qui varient de langue en langue et filent sous les îles— qu’unlieu-Caraïbe (avec ses solidarités en Afrique, dans l’Océan Indien, en Asie, particulièrement du Sud-Est) peut se contracter et se densifier. Qu’il prenne conscience de soi dans l’adresse lancée sans la nécessité dedétours infinis. Voilà l’errance relancée d’une intuition et non d’une institution — car la Caraïbe n’est pas un Centre...

Puis vient la question pragmatique du « comment ». C’est ce que l’on se demandait : « comment construirecet espace-temps que nous voulons et qui n’a pas de lieu défini? » C’est le chemin où il faut s’engager (ausens d’« entrer ») sans, je pense, précipiter sa direction. De toute manière, lorsque nous sommes engagéscollectivement, nous ne pouvons pas ne pas nous poser « les » questions pragmatiques (comment, où,quand), mais il ne faudrait pas non plus que ce pragmatisme contraigne nos mouvements, qu’ils soientd’écart ou de proximité. Mais alors, si ce texte n’explique pas le « comment », quel est son intérêt? Peut-être, de poéguler une adresse qui est la nécessité partagée d’une question (d’un désir) rendant possibledans sa propre durée et dans sa reformulation les conditions et la vitalité du « comment » et du « quand » ?

Dans l’attente de ta réponse,

Amitiés,
Chris-Cyrille Isaac






1 Par « esthétique », nous entendons avec Sylvia Wynter : un « ordre du discours » (situé socialement,géographiquement et culturellement) qui serait symboliquement encodé puis performé et qui régulerait noscomportements tout en se reproduisant. Voir pour cela : Katherine McKittrick, Sylvia Wynter : On BeingHuman As Praxis,Durham, Duke University Press, 2015.

2 Sur cette idée de se « performer humain », lire pour cela : Sylvia Wynter, « Unsettling the Coloniality ofBeing/power/Truth/Freedom : Towards the Human, After Man, its Overrepresentation — An Argument ». InCR : The New Centennial Review, Volume 3, Nombre 3, 2003, 257-337, [En ligne].
https://law.unimelb.edu.au/__data/assets/pdf_file/0010/2432989/Wynter-2003-Unsettling-the-Coloniality-of-Being.pdf, consulté le 19 novembre 2021.

3 On sait justement que Frantz Fanon était critique envers cette idée d’ « authenticité », surtout, au regard dela Négritude. Cela, quand bien même il pouvait la considérer comme un mouvement dialectique dans, parexemple : Les Damnés de la terre (1961).

4 La critique seule de cette idée ne suffit pas à « annuler » ses effets concrets.

5 C’était déjà ce que vérifiait Frantz Fanon dans la place déterminante de la relation dans la constitution desoi. C’est ensuite ce que vérifiera, sur un plan non dialectique, Édouard Glissant avec son concept deRelation. Voir pour cela : Édouard Glissant, Discours Antillais, Paris, Gallimard, 1981 ; Poétique de laRelation, Paris, Gallimard, 1990.

6 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952, p. 64.

7Je prends ce mot à mon amie Bénédicte Gattère. Contraction de « politique » et « poétique ».

8 Par « adresse », il faudrait entendre avant toute chose une manière d’invoquer l’autre (quelque soit cetautre) dans un mouvement de traction, attraction.







<!  Our website is currently under construction  />       ︎       <!  Our website is currently under construction  />        ︎        <!  Our website is currently under construction  />       ︎       <!  Our website is currently under construction  />        ︎